Pour aller plus loin ...

Toutes ces rues que nous avons parcourues, dont les noms témoignent du passé colonial sont des adresses qui dépassent le lexique. Nous avons ressenti la nécessité de compléter ce guide par des textes thématiques. Dans un premier temps, notre choix s’est porté sur la question des Archives de la santé, de la médecine coloniale, des crimes racistes et d’un regard sur les quartiers Nord. Le présent guide n’étant pas l’espace pour y aborder toutes les questions relatives à cette histoire-là, nous poursuivons dès maintenant, avec de nouveaux textes qui seront publiés, notamment, sur notre blog.

Les expositions coloniales

Les expositions coloniales de 1906 et 1922 à Marseille, précédant celle de Paris de 1931, ont l’ambition, portées par les industriels, banquiers et hommes d’affaires marseillais de célébrer l’empire colonial français. Elles prétendent signifier aux yeux du monde que Marseille est désormais la « porte de l’Orient » et la « capitale maritime de l’Empire ».

Vers les expositions coloniales

Pendant des siècles, les négociants et armateurs marseillais se sont contentés d’exercer un commerce de comptoir autour de la Méditerranée. Comparativement aux ports de l’Atlantique, ils participent plus tardivement à la traite négrière et au commerce triangulaire [1]. Au 18e siècle, les vaisseaux de Georges Roux dit Roux de Corse et d’autres armateurs et négociants vont chercher aux Antilles le cacao, le café, le coton, le sucre. Au 19e siècle, les négociants marseillais sont à la tête de l’expansion du nouvel empire colonial français ouvrant la voie aux interventions militaires et aux administrateurs coloniaux.

La part du commerce colonial est considérable dans l’activité économique de Marseille, qui grâce à l’exploitation des colonies devient une ville en pleine expansion industrielle. Son développement nécessite l’extension du port avec la réalisation du port auxiliaire de la Joliette (1844-1853). La construction d’une grande digue de protection sur le modèle de celle d’Alger, est conçue dès 1833 par Victor Poirel [2]. Pour convaincre l’opinion publique de la nécessité des conquêtes coloniales, de véritables organismes de propagande voient le jour associant scientifiques, médecins, enseignants et artistes.

En 1876, sur une proposition de Ferdinand de Lesseps est créée la Société de géographie de Marseille dont le premier président est Alfred Rabaud de la maison de commerce Rabaud Frères, consul de Zanzibar et de Madagascar. En 1893, le Docteur Édouard Heckel fonde, avec le soutien financier des milieux d’affaires, l’Institut et musée colonial de Marseille. Il est composé d’un musée, d’un laboratoire, d’une bibliothèque, et d’un jardin botanique. Son objectif est l’étude et le bilan des richesses naturelles des colonies. À partir de 1900, les chaires d’enseignement colonial créées par la chambre de commerce y sont intégrées. Les laboratoires d’études des céréales, féculents, et des riz sont équipés de machines permettant d’effectuer des essais industriels : un intérêt pratique pour les minoteries et les fabriques de pâtes et semoules [3].

Les expositions coloniales de 1906 et 1922

Élu député en 1887, l’industriel et armateur Jules Charles-Roux est un défenseur actif de la colonisation. Il soutient l’expansion française en Tunisie, au Dahomey et à Madagascar. Il est le fondateur de plusieurs comités coloniaux, président de la Société de géographie de Marseille et de l’Union coloniale française en 1903. En 1900, il devient président de la Compagnie générale transatlantique. Lors de l’Exposition universelle de 1900 de Paris, il obtient une section dédiée aux colonies mais sur un espace relativement réduit. Son projet d’une grande exposition coloniale va naître de sa rencontre avec Édouard Heckel. Pour y parvenir, ils mobilisent la Société de géographie, l’université d’Aix-Marseille, le maire Amable Chanot, le conseil général des Bouches-du-Rhône, le Syndicat d’initiative de Provence et les sociétés scientifiques, artistiques. Les gouverneurs des colonies qui agissent de leur propre initiative apportent également leur soutien. Le gouvernement, plutôt réservé, se contente de donner à l’entreprise un caractère officiel en nommant en 1904, le commissaire général, Jules Charles-Roux et le commissaire général adjoint Édouard Heckel.

La chambre de commerce [4] défend les intérêts du premier port colonial français et développe son activité au Maghreb, en Afrique et en Asie, ce qui lui permet d’être en première ligne pour organiser et promouvoir l’exposition coloniale. Un terrain d’une quarantaine d’hectares est mis à la disposition des organisateurs, le futur parc Chanot. L’inauguration officielle a lieu le samedi 14 avril. On peut lire dans la Revue des deux mondes :

Il appartenait à Marseille, notre premier port colonial, de prendre l’initiative d’une Exposition coloniale. Ici, on se sent tout près de ces pays qui, à Paris, nous paraissent si lointains ; Marseille est vraiment la porte de l’Orient ; en présence de ces grands paquebots qui partent pour les pays d’outre-mer, ou qui en arrivent, tout chargés des produits exotiques, on a l’impression très vive de la présence prochaine, par-delà quelques jours de navigation, de ces terres où l’activité européenne s’est développée si prodigieusement ; mais, plus encore que sa position géographique, c’est son histoire et c’est l’évolution de sa vie économique qui invitaient Marseille à préparer cette grande manifestation de l’énergie de la France au-dehors [5].

Dans le grand palais et dans des pavillons extérieurs, les compagnies de navigation, les industries chimiques et alimentaires, les sociétés commerciales font l’étalage de leur réussite fondée sur les conquêtes coloniales. Les spectacles vivants sont conçus pour mettre en avant la « vie quotidienne des populations indigènes » qui renvoient à la tradition des zoos humains. La présentation des populations indigènes dans leurs environnements donne une image fantasmée de l’« indigène ». L’ensemble des pavillons consacrés aux colonies de l’Union indochinoise (Annam, Cambodge, Cochinchine, Laos et Tonkin) occupent un tiers de la superficie totale de l’exposition. Un grand palais regroupe tous les pays de l’Afrique occidentale française ; viennent ensuite les pavillons de Madagascar, des Comores, de la Côte des Somalis, de la Tunisie, de l’Algérie, de la Guyane, de la Nouvelle-Calédonie, de Tahiti, Nouvelles-Hébrides et des « anciennes colonies » : Indes françaises, Réunion, Martinique et Guadeloupe. Le pavillon du ministère des colonies est consacré, lui, à une exposition de peintures et sculptures coloniales.

Vaste foire commerciale, l’Exposition est aussi pour beaucoup l’occasion de rencontrer l’« indigène », soigneusement mis en scène dans les « souks », le « village nègre » et dans bien d’autres attractions exotiques : danses cambodgiennes, défilé du dragon chinois, musique malgache, promenade en chameau, etc., sans oublier les magnifiques illuminations nocturnes [6].

On peut lire enfin, toujours dans la Revue des Deux Mondes :

La prospérité du port de Marseille est étroitement solidaire de celle des colonies : industrie, commerce maritime, colonisation, ces trois fondements de l’activité économique et de la fortune de Marseille sont indissolublement unis ; c’est ce que l’Exposition coloniale a parfaitement réussi à rendre manifeste. Marseille fait environ 50 % du commerce total de la France avec ses possessions lointaines [7].

Pendant l’exposition, se tiennent différents congrès. Du 5 au 9 septembre 1906, se réunit, sous la présidence de Jules Charles-Roux, le 1er congrès colonial, dont les sujets principaux sont le développement économique colonial et la politique indigène.

Du 15 avril au 18 novembre, l’exposition aura accueilli 1,8 million de visiteurs. Après ce succès, Jules Charles-Roux et Adrien Artaud, président de la chambre de commerce, ont pu négocier avec les pouvoirs publics le principe d’une nouvelle exposition coloniale. En 1913, le conseil municipal de Marseille décide qu’elle aura lieu en 1916 et vote une première subvention. Les travaux à peine commencés sont interrompus du fait de la Première Guerre mondiale. Elle aura lieu en 1922 et sera inaugurée le 16 avril par Siméon Flaissières, maire de Marseille, Adrien Artaud, commissaire général de l’exposition et son adjoint, Xavier Loisy, ancien inspecteur des colonies en présence d’Hubert Giraud président de la chambre de commerce, M. Pasquet, président du conseil général des Bouches-du-Rhône et Albert Sarraut, ministre des colonies qui représente l’État. Le 7 mai 1922, le président de la République Alexandre Millerand visite l’exposition accompagné des ministres de l’intérieur, de la guerre, de l’agriculture, des colonies, de la justice, de l’hygiène et des militaires, Joffre et Pétain.

Les peuples coloniaux qui ont participé, de gré ou de force, à la guerre exigent de plus en plus le respect de leur dignité, la fin des inégalités de traitement et l’abrogation du Code de l’indigénat [8] toujours en vigueur. Des mouvements nationalistes se constituent et en France des voix s’élèvent pour condamner le colonialisme. La propagande coloniale pour légitimer son expansion au nom de sa mission civilisatrice, devient plus que jamais indispensable au capitalisme français. L’exposition de Marseille de 1922, puis celle de Paris de 1931 en seront les pièces maîtresses. Jusqu’aux décolonisations, images et discours de glorification seront les alliés puissants de la colonisation et serviront à la légitimer par des images de propagande (cinéma, publicité, spectacle, etc.). De nombreux artistes y participeront, tout particulièrement des peintres et des photographes.

« L’expansion coloniale par l’art, au service de la France et de l’art »

Créée en 1893, à l’initiative de Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg et du musée Rodin, la Société des peintres orientalistes français (SPOF) [9] se propose explicitement de « favoriser les études artistiques conçues sous l’inspiration des pays et des civilisations de l’Orient et d’Extrême-Orient ». Sa mission est de « faire aimer les races indigènes, faire pénétrer et comprendre leur civilisation, leurs mœurs, leur histoire, leurs arts qui nous appartiennent comme autant de richesses provinciales, de fragments précieux du grand patrimoine national, qu’il faut jalousement garder intact [10] ». Les orientalistes ont permis de propager des images exotiques de femmes dénudées et sensuelles, mais aussi de représenter les « indigènes » comme des personnes serviles et sans cultures. La SPOF participe à l’exposition coloniale de Marseille de 1906 et contribue à la fondation de la Villa Abd-el-Tif [11] en Algérie.

Louis Dumoulin, officier de l’ordre royal du Cambodge, nommé peintre officiel de la Marine en 1891 est le commissaire de l’Exposition coloniale de Marseille en 1906. Il fonde à la suite en 1908, la Société coloniale des artistes français (SCAF), avec comme devise : « L’expansion coloniale par l’art, au profit de la France et de l’art ». Elle reçoit le soutien du ministère des colonies, du ministère de l’instruction publique et des Beaux-Arts, du ministère des affaires étrangères. Elle rivalise avec la Société des peintres orientalistes français, prend l’ascendant sur cette dernière lors de l’exposition de 1922.

Le sénateur de la Guadeloupe Henry Bérenger de 1912 à 1945 succède en 1925 à Dumoulin à la présidence de la société et renforce le lien avec les instances politiques1. La SCAF encourage le séjour d’artistes dans les colonies en distribuant des bourses de voyage. Elle organise des salons qui deviennent réguliers à partir de 1929. Elle participe au premier Salon de la France d’outre-mer en 1935, puis au second en 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que la SPOF disparaît, la SCAF dès 1946 change son nom en Société des Beaux-Arts de la France d’outre-mer, pour adopter en 1961, après les indépendances, le titre de Société des Beaux-Arts d’outre-mer jusqu’en 1970.


[1Voir Gilbert Buti, « Marseille, port négrier au 18e siècle », Cahiers des Anneaux de la mémoire, n° 11, 2007.

[2« Ce que le port de Marseille doit au port d’Alger », CDHA, https:// www.cdha.fr/.

[3Laurent Morando, « Les instituts coloniaux de province (1893-1940) », dans Jean Vavasseur-Desperriers et col., L’esprit économique impérial (18301970) : groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l’empire, Paris, Société française d’histoire des outre-mers, 2008.

[4Créée en 1599, elle est la première des chambres de commerce. Elle est installée depuis 1860 dans le palais de la Bourse.

[5René Pinon, « Les colonies françaises à Marseille », Revue des deux mondes, t. 35, 1906.

[6Extrait de la présentation de Désirs d’ailleurs : les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, France Archives, https://francearchives.fr/.

[7René Pinon, « Les colonies françaises à Marseille », art. cité.

[8Le Code de l’indigénat est un ensemble de réglementations qui permettent aux administrateurs des colonies d’appliquer des peines diverses (prison, amendes) aux autochtones sans procès. Il est d’abord mis en place en Algérie en 1875 puis généralisé à l’Afrique et à l’Indochine dès 1887. Il n’a disparu officiellement qu’en 1946.

[9Pierre Sanchez, La Société coloniale des artistes français puis Société des Beaux-Arts de la France d’outre-Mer (1908-1970) : répertoire des exposants et liste de leurs œuvres, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2010.

[10Léonce Bénédicte s’adressant aux ministres des colonies et de l’instruction publique à l’occasion du banquet annuel de la Société en 1899, cité dans ibid.

[11Située dans la commune de Belouizdad (wilaya d’Alger), elle a hébergé de 1907 à 1962 des peintres venus de métropole.

Quartiers nord : empreintes coloniales

Les auteurs et les autrices ayant une relation intime avec ce territoire communément appelé les « quartiers Nord de Marseille », ce sont leurs subjectivités qui s’expriment avec la présence dans ce guide de grandes figures issues de la résistance, de la lutte anticoloniale et antiraciste. Dans ce secteur de la ville, le passé colonial continue à influencer plus particulièrement la vie quotidienne de ses habitant·es. Les descriptions qui suivent visent à mettre en évidence ces stigmates.

Le 13e arrondissement est un secteur atypique. La carte socioéconomique dessine des frontières tangibles de la séparation entre les anciens noyaux villageois et les cités populaires construites au milieu des années 1960 pour loger des populations venant des colonies avant et après les indépendances. Autrefois zone de campagne et d’activités agricoles, le territoire est aujourd’hui constitué de lotissements, de maisons individuelles et de résidences, qui font face à des tours et des barres d’immeuble.

Le rond-point Bachaga-Boualem [u 13e arr.] sépare deux territoires, une sorte de check-point, une ligne de démarcation.
Au nord, le quartier de Château-Gombert est un véritable village qui possède un patrimoine architectural et des édifices religieux mais aussi des résidences plus récentes. C’est ici que réside dans un environnement plutôt calme, une population faiblement hétérogène, plutôt diplômée, comportant de nombreux propriétaires aux revenus confortables. On y trouve aussi des startups et des instituts de recherche universitaires. Le prix de l’immobilier y est particulièrement élevé et la construction de logements sociaux demeure imperceptible du fait d’une gestion politique délibérément orientée vers le refus d’une mixité sociale.

C’est au sud, plus urbanisé, que se situent les grands ensembles : Malpassé, les Olives, La Croix-Rouge, Frais-Vallon, le Séminaire, la Renaude, etc. Certains d’entre eux, ont été laissés à l’abandon, notamment le parc Corot et la cité Frais-Vallon où de nombreux logements sont dégradés et considérés comme des habitats indignes. Le chômage et la précarité atteignent des taux très élevés.

Le 14e arrondissement a été marqué par de grands changements historiques. Jusqu’aux années 1960, on y trouve des industries et des espaces agricoles. La première vague d’ouvriers issus des colonies n’a pas accès au logement, cette population va se regrouper dans des bidonvilles. Après les indépendances, l’arrivée massive de rapatriés d’Algérie va obliger les pouvoirs publics à entreprendre rapidement la construction de logements, parallèlement à une politique de résorption des bidonvilles. Entre 1960 et 1975, les domaines ruraux vont céder la place aux grands ensembles : les Flamants, la Busserine, Font-Vert, Saint-Barthélemy, les Rosiers, etc. Le Bumidom [1] va faciliter l’installation de familles venues des Antilles dans certains de ces quartiers. Plus tard, viendront habiter les familles comoriennes.

C’est aussi dans ces quartiers que se déploiera un solide réseau d’associations culturelles, sociales et artistiques organisant les luttes et les résistances, notamment contre les crimes racistes qui ne cesseront d’entacher les rues, de mutiler des vies et de démembrer des destins. L’engagement militant et populaire va contribuer à donner naissance à un véritable travail de mémoire et de valorisation des identités locales ancrées dans ces territoires, comme Radio Gazelle, le Théâtre de la Mer, le comité Mam’Ega, l’association Schebba, l’Agora, etc. Le 15e comme le 16e arrondissement en raison de leur proximité avec les installations portuaires ont accueilli un grand nombre d’industries comme la réparation navale, la métallurgie, les huileries, savonnerie, raffineries, semoulerie, etc., qui ont pour la plupart aujourd’hui disparu.

Dans le 15e comme dans les autres arrondissements des quartiers nord, les terres agricoles ont été remplacées par des activités industrielles et des zones d’habitat. C’est un territoire historiquement ouvrier qui, dès les années 1920, connaît plusieurs périodes de migrations. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux bidonvilles sont apparus pour y accueillir en majorité des ouvriers et leurs familles originaires des colonies. Les cités les plus importantes de l’arrondissement ont été construites à partir des années 1960, comme la cité Consolat, Campagne Lévêque dans le quartier de Saint-Louis, la Castellane, la Viste, le parc Kallisté, la Solidarité, la cité de la Savine construite en 1973 à l’emplacement de la ferme Battalier.

L’histoire de la cité Bassens est singulière, c’est une cité d’urgence « provisoire » construite en 1963, à proximité d’une voie ferrée, d’une rocade et d’une zone industrielle. Les familles qui s’y installent viennent en grande partie des bidonvilles de Sainte-Marthe et de SaintBarthélémy. Une vie associative forte et dynamique s’y développe, de même qu’un réel engagement militant. Dans les années 1970 sont créés un centre social, un club des jeunes, un comité de locataires et un journal de quartier. C’est d’ailleurs dans ce quartier que le fonctionnement paternaliste de l’ATOM [2] sera remis en cause et lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les marcheurs y feront une halte, ils iront aussi dans la cité des Flamants lieu où des jeunes ont été assassinés.

Dans le 16e arrondissement, le quartier de l’Estaque et son port de pêche deviennent à partir du 19e siècle, un quartier ouvrier. Des ouvriers immigrés italiens, espagnols, arméniens, algériens travaillent dans les cimenteries, les usines de produits chimiques et les tuileries. Ils sont installés sur les hauteurs, dans le quartier des Riaux, où les propriétaires des usines ont fait construire des cités, comme la cité Kuhlman [3] et des courées pour y loger leurs ouvriers. Les quartiers de Saint-André et Saint-Henri sont d’anciens villages transformés par l’ouverture des carrières d’argile et l’installation des tuileries. Ces entreprises utilisaient une importante main-d’œuvre immigrée venant d’Italie puis d’Afrique du Nord et de l’Ouest.

La présence de nombreux bidonvilles a marqué l’histoire de cet arrondissement, comme le bidonville de Campagne-Fenouil qui date des années 1960 où vivaient des Gitans originaires des régions d’Alger et d’Oran. En 1970, ils représentent 85 % des habitants du bidonville. Ils sont stigmatisés et rejetés par la population. Ils vivent dans des conditions insalubres et n’accèderont à un logement social qu’après avoir vécu dans des « cités de transit » ou « cités d’urgence », parfois pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 2003 que ce bidonville a définitivement disparu [4]. Le bidonville de Chieusse-Pasteur est occupé dans les années 1950 par des ouvriers algériens venant majoritairement de Kabylie, qui travaillent dans les tuileries. Les baraques ont été fabriquées avec des planches, des tuiles et des tôles récupérées dans les usines.

Aujourd’hui, les collectifs des habitants des quartiers populaires continuent de réclamer justice et vérité pour les nombreux crimes. Ils continuent de dénoncer les faits de racisme et les multiples inégalités structurelles. Ils exigent l’égalité des droits et une justice sociale en acte aussi bien dans le champ de la rénovation urbaine, que dans celui du travail. Ils demandent également la reconnaissance d’une histoire coloniale encore trop invisibilisée.


[1Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (1963-1982) : organisme public chargé d’accompagner l’émigration des habitants des DOM vers la France métropolitaine. Son objectif assumé est d’encadrer et d’organiser les migrations afin de désamorcer la crise sociale latente dans les DOM (émeutes de 1959 à Fort-de-France) et de s’assurer du maintien des derniers vestiges de l’empire colonial dans la République française.

[2ATOM : Aide aux travailleurs d’outre-mer.

[3En 1823, s’installe à l’Estaque la société des produits chimiques de Rio Tinto, d’origine espagnole, qui a pour successeur en 1916, la société Kuhlman. Absorbée par une filiale d’Elf Aquitaine, cette usine ferme ses portes le 18 mai 1989.

[4Hommes et migrations, n° 3, 2 018, p. 158.

Les archives coloniales autour la santé : quelle mémoire pour quels corps ?

FRANCESCA ARENA (UNIVERSITÉ DE GENÈVE)
GAIA MANETTI (UNIVERSITÉ DE PISE/UNIVERSITÉ DE GENÈVE)

À Marseille et plus généralement dans les Bouchesdu-Rhône, ainsi que dans la région PACA, existent de nombreuses archives coloniales. Cette présence s’explique par le rôle joué par la région dans la colonisation française, mais aussi par des choix politiques postcoloniaux. Certaines archives affichent par leur statut leur identité coloniale (comme les Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence), d’autres sont répertoriées dans la base de données nationales des archives françaises et d’autres – notamment celles qui concernent la santé – ont été invisibilisées par les administrations sanitaires et seuls le hasard, la chance ou la bonne volonté des archivistes permettent leur découverte, leur conservation et parfois leur consultation. C’est ainsi pour les archives du centre hospitalier Montperrin qui gardent les traces des personnes colonisées et internées en Métropole : Algériennes et Algériens pour l’essentiel, dont les destins sont chamboulés, entre la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1930, dans des voyages contraints en navire du port d’Alger au port de Marseille, pour atterrir à l’asile d’Aix-en-Provence.

Il faut souligner que les archives coloniales autour de la santé - ainsi que les autres archives coloniales - n’ont pas en France un statut particulier et elles ne font donc pas l’objet d’une politique patrimoniale cohérente. Les différents fonds sont éparpillés et administrés par les différentes institutions et donc régis par des réglementations hétérogènes. Par ailleurs, plus récemment sur la base des nouvelles lois sur la protection de données (à partir des années 1990) certaines de ces archives (celles par exemple hospitalières contenant des dossiers personnels de personnes malades ou susceptibles de l’être) courent le risque d’être complètement détruites : protection de données versus protection de la mémoire ? Ce cadre politico-administratif illustre parfaitement les enjeux ainsi que l’histoire de l’archive coloniale. Dispositif en main du (post)colonisateur, il reproduit sans cesse les dynamiques impériales : ce n’est pas un hasard si l’Algérie, pays dans lequel la mémoire coloniale reste déchirée et sans réparation, réclame depuis presque vingt ans, la restitution de ses archives : geste réparateur impossible de la part de la France ou maintien d’un dispositif de pouvoir ? Empêcher que les archives soient rapatriées signifie avant tout empêcher que le travail de la mémoire se fasse, et si ce dernier était possible, celui du deuil également.

Les peuples n’ont-ils pas le droit de savoir ? De fouiller dans les abîmes d’une exploitation de leur territoire, du massacre de leurs populations ? De fabriquer de l’histoire ? En effet, laisser les archives à la disposition des chercheuses et chercheurs français·es (pour l’essentiel) signifie se laisser (pour la France) la possibilité de continuer à produire un savoir blanc et impérial sur la colonisation. Ce que le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos appelle un « epistemicidio » (épistémicide) dans Descolonizar el saber, reinventar el poder (« Décoloniser le savoir, réinventer le pouvoir »), paru en 2010, resté non traduit en français.
Inutiles donc, pour les chercheur·euses du Global North dont les travaux portent sur les archives coloniales, les postures des savoirs situés, ou les dénonciations de crimes des aïeuls.les. Qu’on le veuille ou non : nous sommes (nous les Blanc·hes) le produit et la reproduction de la colonisation.

Les archives coloniales doivent donc être restituées : toutes. Il faudra procéder à des inventaires de ce qui existe encore, les collecter, les numériser si possible pour que l’on garde à jamais en France également cette mémoire. Une attention particulière devra être portée aux archives coloniales du corps (celles hospitalières entre autres), parce que ce sont celles qui ont été les plus scellées par les politiques sanitaires postcoloniales. Mais aussi et surtout car c’est là que se cache l’un des paradigmes qui fondent toujours les rapports de pouvoir nord/sud : le clivage entre modernité scientifique et médicale et des (prétendues) traditions autochtones. Dernier rempart du voyeurisme fétichiste (post) colonial ?
« Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon », disait Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, en 1961.


Rue de Lodi, un carrefour médical pour les troupes coloniales à Marseille

MALIK BOURICHE (PROFESSEUR D’HISTOIRE-GÉOGRAPHIE, MARSEILLE)

La rue de Lodi à Marseille (6e arr.) au n° 84 possédait jusque dans les années 1990 un hôpital nommé Michel Lévy. L’hôpital fondé en 1848 rend hommage au médecin inspecteur des armées (1809-1872) à l’origine de la formation des officiers de santé, le corps de médecins qui dans les colonies concrétise le programme de santé publique (une médecine coloniale) fondée sur une prophylaxie articulée autour de la prévention, du contrôle, de la surveillance et de la vaccination. Le dispositif en réalité répond clairement à des impératifs de sécurité (garantir la sécurité du territoire) en utilisant un déploiement de règlements et de techniques ; surveillance des individus, diagnostic de ce qu’ils sont, classement de leur structure mentale, de leurs pathologies propres, etc.

Or, depuis 1909 ce corpus de connaissances et de techniques thérapeutiques régit l’institution médicale marseillaise.

L’hôpital, qui est d’abord une structure médicale destinée à soigner les blessés les plus graves, se spécialise et n’accueille désormais que les troupes coloniales. La Grande Guerre (1914-1918) mobilise effectivement plus de 500 000 combattants issus de l’Empire français. L’institution hospitalière apparaît au centre de la logistique sanitaire en temps de guerre. Dès les premiers jours de la guerre, le port de Marseille accueille les soldats de l’Empire, le 19e corps par exemple, composé d’Algériens, Marocains et Tunisiens : 49 000 hommes et 11 800 chevaux débarquent. D’autres corps, composés de tirailleurs sénégalais arrivent dans la cité phocéenne, une conséquence directe de la Force noire chère à Charles Mangin (1866-1925) [1] qui légalise le recrutement d’« indigènes »

L’hôpital constitue dès lors un véritable laboratoire à l’intérieur duquel émerge aussi bien une pratique thérapeutique singulière qu’une codification des rapports entre métropolitains et coloniaux. La prise en charge des blessés, mutilés, traumatisés, obéit par exemple à un protocole singulier. Le corps médical use de catégories médicales forgées dans le monde colonial (au territoire) et adaptées à ses habitants (différents). C’est le cas des pathologies raciales qui sont régulièrement convoquées pour rendre des diagnostics adaptés, en dépit des vifs débats qui opposent les médecins pour savoir s’il existerait « une immunité de race » chez les indigènes [2].

Le constat est sans appel pour le Sénégalais, son corps ne peut biologiquement affronter la maladie, étant donné que « la tuberculose s’installe de façon insidieuse dès que le bacille de Koch commence à se développer ». Alors que chez l’Arabe, la maladie est atténuée en raison « du contact plus prolongé avec l’Européen [3] ». En ce qui concerne les troubles psychiques, le Sénégalais est décrit comme possédant un caractère turbulent, imprévisible, voire naïf, une représentation qui conduit d’ailleurs à son étroite surveillance. Le « Nord-Africain (ici le Kabyle algérien) est rancunier à l’excès, il couvre sa vengeance envers l’infirmier ». Or, malgré les bonnes intentions, le regard porté par les médecins militaires sur certaines pathologies (les troubles psychiques) des soldats fourmille de préjugés.

La description puise ainsi ses catégories nosologiques dans les nombreuses enquêtes menées sur les populations de l’Empire et publiées dans les revues médicales spécialisées.

Assez rapidement toutefois, la présence de ces soldats déborde le cadre des casernes et des hôpitaux de la métropole. Des tensions surgissent en effet qui entravent le dispositif d’encadrement politique, sanitaire et culturel de ces populations. Car la participation massive de soldats coloniaux suscite une série d’interrogations de la part des autorités civiles et militaires, que ce soit sur le plan juridique (quel statut accorder aux soldats dans la société métropolitaine républicaine ?), sanitaire (doit-on adapter une thérapeutique spécifique pour ces soldats ?), ou des rapports de genre (sont-ils autorisés à avoir des relations sexuelles avec les Européennes ?). Une série de considérations qui provoque l’adoption de mesures concrètes pour codifier les relations entre troupes et métropolitain·es. L’État-major qui redoute des relations sexuelles et affectives entre soldats coloniaux et femmes européennes interdit strictement la présence des femmes dans les hôpitaux militaires spécialisés dans l’accueil des troupes coloniales. Les relations suspectées sont vécues par les autorités comme « un défi profond et intime à l’ordre racial et colonial [4] ». Pourtant, dès 1916, malgré les mesures d’isolement ou les sanctions, le contrôle postal témoigne de l’inefficacité de la ségrégation sexuelle. Les infirmières sont devenues sans conteste les correspondantes privilégiées des tirailleurs. La plupart sont de jeunes femmes, souvent accompagnées de leurs parents, qui se rendent auprès de l’officier interprète pour lui demander conseil sur les démarches à accomplir pour contracter mariage avec un amant issu des troupes coloniales.

L’hôpital Michel-Lévy illustre ainsi de façon manifeste les contradictions nées de la gestion d’un monde colonial gouverné à la fois au nom de principes républicains et de normes sanitaires et morales fondées sur la ségrégation et le stéréotype.


[1Voir Charles Mangin, La force noire, Paris, L’Harmattan, [1910] 2011

[2Jacques Léonard, « Médecine et colonisation en Algérie », dans Jacques Léonard, Médecins, malades et société dans la France du 19e siècle, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 131-145.

[3Jacques Léonard, « Médecine et colonisation en Algérie », dans Jacques Léonard, Médecins, malades et société dans la France du 19e siècle, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 131-145.

[4Richard S. Fogarty, Race and War in France, Colonial Subject in French Army, 1914-1918, Baltimore, John Hopkins University Press, 2008.

Bibliographie (trés sélective)

Cette bibliographie complète les nombreuses notes de bas de page présentes dans le guide.

  • Blès, André (2003), Dictionnaire historique des rues de Marseille, Marseille, Jeanne Laffite.
  • Césaire, Aimé (2000), Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine.
  • Dell’Umbria, Alèssi (2006), Histoire universelle de Marseille. De l’an mil à l’an deux mille, Agone, Marseille.
  • Éga, Françoise ([1985] 2021), Lettres à une Noire, Montréal, Lux.
  • Jordi, Jacques et Émile Temime (dir.) (1996), Marseille et le choc des décolonisations, Marseille, Édisud.
  • Lefebvre, Camille (2015), Frontières de sable, frontières de papier, Paris, La Sorbonne.
  • Lefebvre, Camille (2021), Des pays au crépuscule, Paris, Fayard.
  • McKay, Claude ([1931] 2015), Banjo, Paris, L’Olivier.
  • McKay, Claude (2021), Romance in Marseille, Marseille, Héliotropismes.
  • Manceron, Gilles (2003), Marianne et les colonies : une introduction à l’histoire coloniale de la France, Paris, La Découverte.
  • Pinon, René (1906), « Les colonies françaises à Marseille », Revue des deux mondes, 5e période, t. 35.
  • Temime, Émile (1991), Migrance : histoire des migrations à Marseille, Aix-enProvence, Édisud.
  • Temime, Émile (1995), Marseille transit : les passagers de Belsunce, Paris, Autrement.
  • Verschave, François-Xavier (1998), La Françafrique le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998.

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Mise à jour :jeudi 18 avril 2024
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